Laissez vous plonger dans cette atmosphère créatrice.
Au coeur des studios d'Abbey Road à Londres, derrière une porte blindée anonyme, fermée à triple tour et protégée par une alarme reliée au commissariat le plus proche, se cache un des trésors les plus précieux de la musique du xx' siècle : les enregistrements de toutes les sessions en studio des huit années de carrière des Beatles. Le plus étonnant dans l'histoire du groupe, c'est que les disques gravés au cours des années qu'ils passèrent ensemble, soit vingt-deux 45 tours et quatorze albums, ne représentent que dix heures et demie de musique. Pourtant, les bandes des archives d'Abbey Road en contiennent plus de quatre cents.
Cette collection va du 6 juin 1962, date de l'audition qui persuada de justesse George Martin, producteur chez EMI, de signer un contrat avec les Beatles, jusqu'au 4 janvier 1970, quand Paul McCartney, George Harrison et Ringo Starr (John Lennon était en vacances au Danemark) procédèrent aux dernières retouches pour l'album final du groupe, Let It Be. Entre ces deux dates tout a été enregistré sur les bandes qui sont entreposées dans des boîtes en carton de la taille de gros annuaires téléphoniques. Choisissez votre chanson préférée : les archives contiennent non seulement la chanson telle qu'on peut l'écouter sur l'album, mais également les diverses versions intermédiaires, qui permettent de suivre l'évolution du morceau depuis le premier essai jusqu'à sa forme finale et achevée. On y découvre aussi de nombreux extraits de « boeufs », de disputes, de plaisanteries, de conversations de studio, ainsi que certaines chansons que le public n'a jamais entendues.
Au cours des recherches que j'ai menées pour la rédaction de ce livre, j'ai eu la chance d'accéder à ces archives en deux occasions. Alors que je travaillais pour le New Yorker, j'ai passé l'équivalent de six journées entières à Abbey Road, à écouter cinquante heures d'enregistrements des oeuvres des Beatles et du travail en solo de John Lennon. Parfois, j'avais l'impression d'avoir reçu la permission de regarder Picasso en train de peindre, en particulier le jour où j'ai écouté les sept prises de « A Day in the Life », la dernière chanson sur Sgt Pepper's Lonely Hearts Club Band.
John Lennon a décrit Sgt Pepper comme « un sommet » dans la carrière des Beatles, l'époque pendant laquelle « Paul et moi avons travaillé ensemble pour de bon, en particulier sur "A Day in the Life ". » Ultime collaboration entre Lennon et McCartney, cette chanson illustre en effet de façon probante la manière parfaite dont les styles de chacun des deux hommes se complétaient. John a avoué plus tard que Paul et lui avaient écrit de nombreuses chansons « en tête à tête », surtout au début, mais à cette époque, en janvier 1967, ils procédaient généralement de la façon suivante : l'un d'entre eux se contentait de compléter avec un accent ou une ligne mélodique une chanson que l'autre avait déjà pratiquement finie. Pour « A Day in the Life », c'est Paul qui paracheva la composition de John. Lennon avait trouvé la mélodie et le fil conducteur de l'histoire, les vers sur le personnage qui « s'était fait sauter la tête dans une voiture » (blew his mind out in a car), l'allusion à l'armée anglaise qui « venait de gagner la guerre » (had just won the war) et l'idée des « quatre mille trous à Blackburn, Lancashire » (four thousand holes in Blackburn, Lancashire). Mais la chanson avait besoin d'un ingrédient supplémentaire. Or Lennon n'aimait pas retravailler longuement ses compositions, il préférait une pureté d'inspiration toute zen, et lorsqu'il bloqua après avoir trouvé les couplets principaux, il laissa la chanson de côté. « J'avais besoin d'un middle eight', mais il aurait eu l'air trop forcé, expliqua-t-il Plus tard. Il fallait que le reste coule tout seul, sans problème, et pour moi, écrire un middle eight aurait été trop laborieux; mais Paul en avait déjà un tout prêt. »
Paul avait en effet écrit le passage: « Woke up, fell out of bed... » (je me suis réveillé, je suis tombé du lit). Les deux partenaires furent du même avis là-dessus: cette image de l'aliénation dans la vie urbaine moderne - puisée dans les souvenirs de Paul se dépêchant d'aller à l'école le matin -, formait une contrepartie idéale au commentaire de John, à la fois menaçant et onirique, à propos de l'absurdité et de la superficialité inhérentes aux notions de statut social, d'ordre et d'attachement aux biens matériels. L'idée initiale de la chanson venait, comme souvent chez Lennon, d'une information recueillie dans la presse. « je lisais le journal un jour, et j'ai remarqué deux articles, rapporta-t-il. Le premier annonçait la mort de l'héritier Guinness, tué dans un accident de voiture à Londres. C'était l'article à la une. A la page suivante, un autre article Parlait des quatre mille nidsde-poule à réparer dans les rues de Blackburn, Lancashire. La contribution de Paul a été cette petite chose charmante, « I'd love to turn you on » (J'aimerais tant te brancher), qui lui trottait dans la tête, et qu'il ne pouvait pas utiliser. je me suis dit que c'était là une sacrée bonne trouvaille. »
L'héritier Guinness, que les Beatles connaissaient, était né dans un milieu incroyablement privilégié. A l'étalon des conventions sociales, il était « a lucky man who made the grade » (un veinard qui avait tout pour lui). Il possédait tout ce que l'argent peut offrir, mais ceci ne l'a pas empêché de subir l'arbitraire de la mort, qui l'a surpris froidement, comme elle l'aurait fait à l'égard du plus pauvre des prolétaires. Un instant d'inattention bien humaine - « he didn't notice the lights had changed » (il n'avait pas remarque que le feu était passé au rouge) - et il n'était plus. Au moment de la mort, toutes les illusions s'écroulent; nous sommes tous égaux. Lennon exprime cette idée en une épitaphe sarcastique : - Nobody was really sure if he was from the House of Lords » (Personne ne savait avec certitude s'il était de la Chambre des lords). Les badauds qui s'attroupent ont déjà vu ce visage quelque part (they've seen this face before) mais ils ne savent plus où exactement; il n'est qu'un pion dans l'ordonnance des choses de l'univers. Sa richesse et sa position qui semblaient si importantes à ses yeux comme à ceux de la société tout entière, se révèlent triviales et éphémères. De même, la vanité - bien que celle-ci soit d'un autre genre aveugle les bureaucrates du dernier couplet : eux tiennent absolument à établir le compte exact des nids-de-poule à Blackburn, dans le Lancashire, « même si les trous étaient plutôt petits >> (even though the holes were rather small). Rien d'étonnant à ce que le chanteur désire nous « brancher ». Car voir ainsi ses frères humains traverser la vie comme des somnambules sans en remarquer les véritables richesses est un spectacle désespérant.
Le musicologue Wilfred Mellers a observé que « A Day in the Life » puise sa force dans le contraste entre une mélodie relativement simple et des paroles chargées d'horreur. Mais c'est aussi la voix de Lennon, au moins autant que les autres ingrédients, qui fait passer efficacement le message. Dans son documentaire sur les « coulisses » de l'album, The Making of Sgt Pepper (La Création de Sgt Pepper), George Martin a inséré une première version de « A Day in the Life ». « Même dans cette première prise de son, sa voix vous donne des frissons », a déclaré Martin à propos de John. Il venait juste d'entendre Lennon chanter les vers qui ouvrent la chanson : - I read the news today, o boy, / About a lucky man who made the grade » (J'ai lu les nouvelles aujourd'hui, / Sur ce veinard qui avait tout pour lui) ; et dans le regard pensif du producteur, brillait une lueur qui trahissait son émotion au souvenir de l'ami disparu.
Mais en écoutant les enregistrements préliminaires de « A Day in the Life » aux studios d'Abbey Road, les premiers mots que j'ai entendus sur la toute première prise étaient -Sugarplum fairy, sugarplum fairy'-, murmurés par John. Ces syllabes remplaçaient le traditionnel « un, deux, trois, quatre » annonçant le début de la chanson, car Lennon était incapable de battre le rythme correctement - selon Mark Lewisohn, l'archiviste des Beatles qui écouta les plus de quatre cents heures d'enregistrements dans les caves d'Abbey Road pour écrire son histoire officielle, The Beatles: The Complete Recording Sessions: « Alors que Paul et George pouvaient compter " un, deux, trois, quatre " dans les temps avant le début de la chanson, John n'y est jamais arrivé, que ça soit sur les enregistrements du tout début qui ont survécu, ou sur les derniers. Seul John Lennon pouvait trouver un moyen aussi délirant de procéder. » Mais cette fantaisie n'était pas dénuée d'esprit de méthode, ni même d'un certain humour, d'ailleurs: dans l'argot des années soixante, « surgarplum fairy » est une façon de désigner la personne qui vous fournit de la drogue.
C'est dans la salle 22 que j'ai écouté les bandes de « A Day in the Life ». Elle sert en principe aux transferts son-image, et contient l'un des rares magnétophones quatre pistes se trouvant encore à Abbey Road, la seule machine qui permette d'écouter les enregistrements des années soixante. La salle 22 est petite et encombrée, mais la fenêtre du fond donne sur le studio n' 1, de loin le plus grand des trois studios d'Abbey Road : c'est là que l'orchestre avait enregistré « A Day in the Life ». Mais à ce moment précis, je n'entendais sur la bande que la guitare sèche de Lennon, égrenant légèrement ses notes sur les premières mesures de la chanson, soutenue par un piano, des maracas, puis, peu après, des bongos. On reconnaît l'air de « A Day in the Life », même si la chanson semble beaucoup plus simple et sonne presque folk. Le but de cette première prise était d'établir un rythme de base, sur lequel les Beatles pourraient élaborer le reste ; mais alors que les autres tâtonnent encore, c'est la voix de Lennon qui se détache nettement. L'écho profond donne l'émotion dont parlait Martin et, par contraste avec les instruments hésitants, elle est parfaitement contrôlée : le phrasé et les modulations se distinguent à peine de la version définitive sur l'album.
A ce moment, il manquait encore la voix de McCartney, et les Beatles n'avaient pas encore envisagé cette tornade de sons pour faire le lien entre sa partie et celle de Lennon. Là, après « I'd love to turn you on », j'ai entendu la voix de l'assistant des Beatles, Mal Evans, comptant jusqu'à vingt-quatre, tandis qu'en fond sonore, Paul massacrait le clavier. Le but était de marquer les vingt-quatre mesures qui allaient plus tard contenir le pont précédant la partie chantée par Paul.
Il fallut quatre prises avant que les Beatles trouvent une ligne rythmique satisfaisante. La séance d'enregistrement du 19 janvier 1967 dura de dix-neuf heures trente à deux heures et demie du matin. Apparemment, les Beatles consacrèrent la majeure partie de ce temps à des essais, non enregistrés, pour trouver le son et le tempo qu'ils recherchaient. Dans la deuxième prise qui laisse entendre une version beaucoup plus lente, le piano apparaît comme un élément d'une importance et d'une présence accrues: il ne se contente plus de soutenir la guitare, mais mène les « crescendo » qui remplissent les passages où Paul devait chanter par la suite. La troisième prise s'arrête après un faux départ, mais la quatrième est éblouissante: mélancolique, elle démarre avec calme et réserve, pour atteindre ensuite un paroxysme éclatant; c'est ce rythme que l'on retrouve sur l'album.
Une sonnerie de réveil indique l'endroit où McCartney doit prendre le relais. Ce n'était d'abord qu'une plaisanterie, d'après George Martin, mais il ajoute: « On l'a laissée parce qu'on n'avait pas d'autre choix, il était impossible de l'effacer de l'enregistrement. » C'est finalement un magnifique hasard : on ne peut en effet rêver meilleure introduction aux paroles de Paul, « Woke up, fell out of bed ». Lennon était le plus philosophe des deux, mais McCartney montrait davantage de compréhension et d'intérêt pour la vie quotidienne des gens ordinaires - il n'y a qu'à écouter par exemple « Lady Madonna » ou « Paperback Writer » -, et cette attitude était un moyen rassurant d'ancrer dans la réalité les rêveries et les pensées cosmiques de Lennon. L'homme de la rue, tel que le voit McCartney, ne semble s'intéresser qu'aux détails anodins de son existence - une tasse de thé, une petite cigarette avant de partir au travail -, mais cela n'en fait pas un personnage antipathique pour autant, seulement il a suffisamment de problèmes au quotidien avec sa propre vie pour ne pas avoir besoin de débattre de questions morales comme celles que soulève John Lennon dans sa partie de la chanson. Cet homme nous représente un peu, préférant se retirer dans sa coquille plutôt que de se lancer à corps perdu dans la vie ; comme pour chacun d'entre nous, il est le « toi » que vise le « j'aimerais tant te brancher ».
C'est ce dernier vers, « I'd love to turn you on » qui a tracé pour « A Day in the Life » un destin que bien d'autres chansons des Beatles avaient connu auparavant: la censure. La BBC a prétendu que la chanson encourageait la consommation de drogues'. Il est vrai qu'à l'époque où les Beatles composèrent Sgt Peppers Lonely Hearts Club Band, ils abusaient sans retenue de substances hallucinogènes, comme la marijuana ou le LSD, qui leur ouvraient des portes dont ils ignoraient jusqu'à l'existence, avec des effets évidents et bénéfiques sur leur créativité. McCartney a plus tard reconnu que « A Day in the Life » avait été écrite « pour provoquer délibérément les gens. Mais ce que nous voulions faire, c'était exciter en vous le désir de vérité, pas de vous faire prendre de foutues drogues. » Critiques à l'égard de la guerre du Vietnam, du conformisme et de la société de consommation, les Beatles voulaient exprimer dans leurs chansons les valeurs d'une contre-culture, dans le but de « réveiller un maximum de gens », pour reprendre les mots de George Harrison.
Les Beatles faisaient aussi figure de rebelles dans le monde des studios d'enregistrement. Avec une douzaine de tubes derrière eux, ils étaient bien armes pour passer outre, avec de grands éclats de rire, aux contraintes que voulait leur imposer EMI dans les techniques et les procédures d'enregistrement. « Ce n'était pas par arrogance, c'était tout simplement parce qu'on savait mieux qu'eux ce qu'on faisait, se rappelle McCartney. Ils nous disaient: " Nous on a toujours fait comme ça. " Et on leur répondait: " C'est dépassé, allez quoi, bougez un peu... " Lennon, par exemple, adorait particulièrement ajouter de l'écho sur sa voix. J'ai écouté la quatrième prise en baissant momentanément le son de la ligne rythmique et j'ai alors entendu la voix de John seule, mais un Peu amplifiée. Il avait mis trois échos supplémentaires pardessus la ligne rythmique définitive, donnant ainsi à la chanson un effet de chorale presque religieux. » Et pendant ce temps, sur un banc au fond de cette « église », deux garnements gloussent en faisant une plaisanterie qu'eux seuls peuvent comprendre. Paul et George, leurs voix transformées à l'extrême, avec un accent bizarre et pompeux, annoncent la prise suivante, tâche qui revient généralement à un ingénieur. Cette cinquième prise, comme on arrive à peine à le distinguer avant que ces deux voix absurdes explosent en un gigantesque éclat de rire, n'était pas en fait un nouvel enregistrement, mais une sorte d'ajout réalisé à part, par « réduction de quatre pistes à quatre pistes », procédé technique qui permet de laisser un espace blanc sur une bande pour y insérer des sons supplémentaires. Personne en dehors du studio n'entendrait les clowneries de Paul et George, mais ça ne les empêchait pas de s'amuser.
Les prises six et sept étaient aussi des « mixes », tentatives pour trouver le mélange idéal du rythme, préenregistré, et de la voix ; la sixième prise était la meilleure. Les Beatles ont fait un « mix » de la batterie de Ringo, de la basse et de la voix de Paul sur la prise six le lendemain soir, 20 janvier, lors de la seconde séance consacrée à « A Day in the Life ». Ces ajouts n'étaient pas parfaits, mais on approchait de la version définitive de la chanson. (Quelqu'un dut embarquer l'enregistrement du travail accompli cette nuit-là, car on le trouva disponible plus tard en cassette pirate; on y entend même un passage assez drôle, où McCartney, ayant raté sa dernière ligne vocale, lâche en marmonnant: « Oh, merde! »)
Mis à part ce trou de vingt-quatre mesures, la chanson était désormais achevée. Pour faire disparaître les frontières entre le classique, le rock and roll, la musique d'avant-garde et la variété, les Beatles avaient décidé de ponctuer « A Day in the Life » par les interventions d'un orchestre sombre et tumultueux, jouant crescendo. Les souvenirs divergent lorsqu'il s'agit de déterminer qui a eu l'idée d'ajouter cet orchestre classique et de le lancer dans un délire musical. Le public associe souvent ce genre d'innovations à John Lennon, considéré comme le plus « piqué » des Beatles. Mais pour le cas présent, Paul McCartney en a revendiqué plus d'une fois la paternité, faisant remarquer que c'était lui-même, et non Lennon, qui connaissait le mieux la scène artistique alternative de Londres à cette époque : « Ce crescendo s'appuyait sur certaines idées qui m'étaient venues en écoutant Stockhausen et d'autres, qui font une musique plus abstraite », a-t-il déclaré. D'un autre côté, George Martin affirme que c'est Lennon qui fut à l'origine de cette idée ; John lui avait fait part de son désir d'entendre « une fantastique progression... passant d'un calme extrême à un chaos sonore extrême, pas seulement dans le volume d'enregistrement; il voulait aussi que la densité du son s'amplifie ».
Quel qu'en ait été le concepteur, c'est là le coup d'audace qui a propulsé « A Day in the Life » du rang d'excellente réalisation à celui de chef-d'oeuvre permanent. Comme Lennon et McCartney ne connaissaient rien au solfège - ils n'avaient appris ni l'un ni l'autre à lire ou écrire la musique -, c'est à Martin que revint la tâche d'expliquer ce que les Beatles désiraient aux quarante musiciens convoqués à Abbey Road le soir du 10 février 1967. Martin, qui avait étudié à la Guildhall School of Music, écrivit les partitions pour pratiquement toutes les chansons des Beatles où l'on utilisait des instruments classiques. Dans son autobiographie, il explique comment il mena à bien son travail pour « A Day in the Life » : « J'ai d'abord écrit, au début de ces vingt-quatre mesures, la note la plus basse possible pour chacun des instruments de l'orchestre. A la fin, j'ai transcrit la note la plus haute et la plus proche d'un accord en mi majeur qu'ils pouvaient atteindre. Puis j'ai mis une ligne mélodique un peu bizarre le long des vingt-quatre mesures, avec des points de repère pour leur indiquer en gros la note à atteindre à chaque mesure. » Martin a confié à Lewisohn qu'au studio il avait donné des instructions supplémentaires qui l'avaient fait passer pour un fou auprès des musiciens: « Quoi que vous fassiez, n'écoutez pas ce que joue le type à côté de vous, parce que je ne veux pas que vous jouiez la même chose. Ils M'ont tous regardé comme si j'étais devenu complètement dingue. » McCartney, qui aidait à diriger l'orchestre, se souvient: « C'était intéressant parce que j'ai pu observer les différentes personnalités au sein de l'orchestre. Les cordes étaient comme des moutons, ils échangeaient tous des regards: " Tu montes dans la gamme ? Alors moi aussi! " Et ls montaient tous ensemble, le soliste les emmenait. Les cuivres étaient beaucoup plus excentriques. Les instructions ont bien plu aux types qui jouaient du jazz... Ça a donne un boucan épatant, exactement ce qu'on voulait. »
Isolée du reste de la chanson, l'ouverture tonitruante de l'orchestre rend un effet vraiment sinistre, alors qu'en fait, une atmosphère de fête régna durant la séance d'enregistrement. Les Beatles avaient demandé que George Martin et les musiciens de l'orchestre se mettent en habit pour l'occasion, et ils les prièrent à leur arrivée d'ajouter des accessoires idiots; le violoniste soliste, par exemple, arborait une patte de gorille sur la main qui tenait l'archet. On avait invité Mick jagger et Keith Richards des Rolling Stones, ainsi que d'autres membres éminents du monde de la pop londonienne, et la caméra immortalisa ce spectacle fou. Toujours novateurs, les Beatles avaient déjà, neuf mois plus tôt, entrepris de réaliser artisanalement les tout premiers vidéo-clips, à l'occasion de deux films - conçus par eux et dans lesquels ils apparaissent également - destinés à la promotion de « Paperback Writer » et de « Rain ». Quelques jours à peine avant l'enregistrement de l'orchestre pour « A Day in the Life », ils avaient encore progressé d'un pas en ce domaine, en réalisant des courts métrages sans action et sans acteurs pour « Penny Lane » et « Strawberry Fields Forever ». (« A l'avenir, tous les disques seront tout à la fois son et image, avait prophétisé McCartney. Dans vingt ans, les gens n'en reviendront pas de voir qu'on se contentait d'écouter des disques. ») Puis ils décidèrent de tourner une émission de télévision qui retracerait la création de Sgt Pepper.
Elle ne fut jamais diffusée, peut-être à cause de la censure -de la BBC. Mais l'extrait relatif à « A Day in the Life » a survécu. Entre les effets de zoom et les fondus enchaînés gélatineux, typiques de la période LSD, le film montre les Beatles et leur entourage dans la pénombre du studio n' 1 d'Abbey Road, en train de bavarder, de boire et de faire les clowns devant la caméra avant le début de la séance d'enregistrement. Une colombe traverse un ciel noir, et des visages étrangement masqués surgissent pour disparaître tout aussi rapidement. Martin dirige l'orchestre affublé d'un nez à la
Pinocchio. Merveilleusement synchronisé avec la musique, le film progresse vers son paroxysme, les images se succèdent de plus en plus vite tandis que l'orchestre s'emballe en approchant de la fin de la partition : c'est un spectacle fascinant.
Quand l'orchestre achève son crescendo, tous dans le studio éclatent en applaudissements spontanés. « A la fin de la partie de l'orchestre, une petite voix intérieure m'a fait: " On est quand même un peu complaisants envers nous-mêmes, là! " se rappelle George Martin. Mais une autre voix me disait aussi: "C'est foutrement génial! " » Les Beatles restèrent dans le studio avec quelques amis pour enregistrer à la fin de la chanson une longue vocalise bouche fermée. On entend sur les bandes du studio 22 tous les membres du groupe éclater de rire après chacune des trois premières tentatives, John faisant semblant de les engueuler: « Arrêtez de faire les cons! » Ils finissent par y arriver, mais on n'entend pas les voix plus de cinq secondes; un bref contraste après l'énorme et incontrôlable débordement de l'orchestre.
John avait dit qu'il voulait que la chanson enfle pour exploser en « un son d'apocalypse ». Finalement, les Beatles ont eu l'idée de faire jouer un accord en mi majeur par trois pianos en même temps, le son devant résonner, par réverbération électronique, aussi longtemps que possible.
John, Ringo et Mal Evans s'y sont repris à neuf fois avant de réussir à frapper les touches exactement au même moment. Quand on a superposé ce passage à la fin du crescendo de l'orchestre, John a enfin entendu l'effet qu'il souhaitait. Ce retentissant accord en mi, qui s'atténue progressivement en cinquante-trois secondes de réverbération, suggère à merveille le silence angoissant qui succède à l'explosion du champignon atomique.
Terminer une chanson sur un son évoquant l'apocalypse nucléaire, le grand cauchemar de l'humanité à la fin du xx'siècle, aurait été une idée prétentieuse chez des artistes moins talentueux. Avec les Beatles, cela passe aussi naturellement que le rugissement d'une chute d'eau, mais c'est tout aussi effrayant. L'accord en mi, terrible et magistral au début, déferle en ondes de choc qui semblent se prolonger à l'infini, et donnent ainsi à l'auditeur le temps de réfléchir et de s'imprégner des nombreux sens véhiculés par la chanson. « A Day in the Life » n'est pas aussi banale qu'une condamnation péremptoire du militarisme ou de la course à l'armement nucléaire, bien que le message mette effectivement en garde contre de telles absurdités. La force poétique de cette chanson réside plutôt dans l'allusion implicite au credo des Transcendantalistes américains, « tout est lié » : la glorification des richesses, l'identification à la hiérarchie, la superficialité érigée en obsession sont des valeurs qui ne peuvent être dissociées des structures sociales qui rendent possibles la guerre nucléaire et d'autres formes de violence organisée. Mais, malgré toutes ces menaces, la chanson laisse entrevoir une rédemption. Le désespoir au coeur de « A Day in the Life », comme l'a souligné le critique Tim Riley, « est finalement un message d'espoir. " I'd love to turn you on " est la devise de la révélation, cette phrase exprime le désir de Lennon (sic) de secouer le monde pour le sortir de sa torpeur et lui montrer sa capacité à se regénérer plutôt qu'à s'autodétruire ». « A Day in the Life » remplit ainsi une des missions sacrées de l'art: faire naître au sein du public non seulement un sentiment de respect pour le miracle de la vie, mais aussi un enthousiasme renouvelé pour la vivre pleinement.
« Dans cent ans, les gens écouteront la musique des Beatles comme nous écoutons du Mozart aujourd'hui », déclara McCartney en 1992. Le propos est spectaculaire. Certains pourraient le juger tout aussi prétentieux et blasphématoire que la remarque célèbre émise par John Lennon en 1966 selon laquelle les Beatles étaient plus populaires que JésusChrist. Pourtant, une chanson comme « A Day in the Life » confère une certaine vraisemblance à la phrase de McCartney. Peu après la sortie de Sgt Peppers Lonely Hearts Club Band, le critique jack Kroll compara « A Day in the Life » au Wasteland de T. S. Eliot, peut-être le plus grand poème de langue anglaise du xx' siècle. Un autre commentaire, de George Martin cette fois, qui comparait l'art des Beatles à de la peinture avec des sons, motive un autre rapprochement: avec Guernica, le chef-d'oeuvre peint par Picasso en 1937 pour décrire les horreurs de la guerre d'Espagne. Comme Guernica, « A Day in the Life » est une
oeuvre suffisamment belle, puissante et pertinente pour figurer parmi les créations exceptionnelles de l'art du xx' siècle. « A Day in the Life » demeure une oeuvre tout aussi efficace et poignante aujourd'hui qu'à sa sortie en 1967, alors que cinq années seulement nous séparent de la fin de ce siècle. Pourquoi ne pas penser qu'elle continuera à inspirer et émouvoir les auditeurs pour les décennies et les siècles à venir ?
Notes:
Le « middle eight » est le passage au milieu d'une
chanson où l'air change avant de revenir à la mélodie
originale.
« Sugarplum fairy » : la fée des dragées.
(Nd. T.)
« To turn on » signifie aussi « planer »
en anglais. (NA. T.)
Extraits du Livre de Mark Herstgaard "A day in the Life" ( ed. Stock ).